VIII
Dans un fourgon de police, ça se passe un peu comme dans une salle d’attente. On reste assis, on ne dit rien, on ne regarde pas les autres. Il n’y a rien à dire, de toute façon. On est là pour attendre qu’une porte s’ouvre et que quelqu’un vous indique quoi faire. Joseph s’était laissé asseoir. Il n’avait pas protesté, reconnaissant implicitement qu’il était ici à sa place. L’agent avait sorti les menottes et lui avait fait signe de s’installer sans les utiliser. On n’attache pas un curé en soutane, c’était sûrement ça. Mais il les lui avait montrées quand même, façon de dire qu’il les méritait. La fourgonnette était rentrée sans la sirène. Il régnait là-dedans une ambiance de fin de journée, quand dans le wagon du tramway les ouvriers se laissent ballotter comme des sacs, les yeux ailleurs, l’esprit nulle part.
Il y avait trois policiers, Joseph et le cul-de-jatte. L’estropié aussi avait échappé aux menottes. Il ne risquait pas de s’évader. Et puis, il s’était rendormi à peine posé au fond du fourgon. Joseph l’avait trouvé presque attendrissant dans la descente de l’escalier, assis sur les bras croisés des deux agents dont ils avaient fait un siège, comme un prince des Indes.
Les autres, là-haut, l’avaient appelé Raymond. C’était le genre de gars que Joseph croisait d’habitude à la sortie de l’église, dans une charrette en bois. Ivrogne et infirme, comme si ces deux tares étaient faites pour aller ensemble.
Joseph n’était pas à sa place dans un fourgon de nuit. Il n’était pas un truand, il n’était pas un fêtard, il n’avait même jamais été ivre. Mais le bourdonnement du moteur et la lumière terne des hublots grillagés le rassuraient. Si bien qu’après tout, il ne s’y sentait pas si mal. Il avait parlé un jour à un clerc de notaire qui s’était fait pincer à trafiquer les comptes de l’office pour chaparder trois francs six sous. Il était venu trouver Joseph parce qu’il avait eu besoin d’une épaule de curé pour épancher ses larmes de repenti. Joseph se souvenait surtout que l’homme lui avait raconté comme il s’était senti soulagé de voir les policiers débarquer dans son bureau. Le voyou se trahit toujours un peu lui-même quand il choisit de rassasier ses besoins contre la société de ses pairs. La punition est le rêve secret de tous les truands, la rédemption le salut du pécheur.
Mais pourquoi Joseph pensait-il à cela ? Il n’avait rien à se reprocher. Toujours est-il qu’il se sentait mieux dans ce fourgon que là-haut, tout à l’heure, perché sur le balcon.
À l’arrivée, au commissariat du XVIIe, on l’installa dans un petit bureau. Joseph avait tellement redouté la cage aux débauchés et aux filles perdues qu’il s’était laissé enfermer dans ce cabinet, sans broncher, presque avec plaisir. On ne lui avait rien dit mais il supposait que c’était encore sa qualité de prêtre qui lui valait ce traitement de faveur.
Un moment, il avait cru qu’on lui avait attribué le bureau d’un fonctionnaire laissé inoccupé pour la nuit. Mais il comprit vite à la fenêtre grillagée, aux tiroirs vides et aux meubles fixés au sol que la salle avait été spécialement aménagée pour les clients de son espèce. Un bourgeois égaré, un notable pris dans ses jeux du soir, le XVIIe arrondissement ne devait pas manquer d’hôtes de marque. Des gens que le commissaire raccompagnait chez eux le lendemain avec une poignée de main, comme un vieil ami qui partage un secret. L’agent s’était d’ailleurs excusé de devoir respecter la procédure en fermant la porte à clé.
Raymond avait été bouclé avec lui. Ils l’avaient couché sur un canapé, un deux-places qui faisait juste la bonne longueur pour quelqu’un sans jambes. Joseph pensa que le bougre pourrait le remercier quand il se réveillerait ici. Les ivrognes anonymes ne devaient pas souvent bénéficier des faveurs du petit bureau.
Et après tout, pourquoi avaient-ils enfermé Raymond avec lui ? Sans doute cela faisait-il aussi partie de la procédure. On ne sépare pas les compagnons d’infortune. Il n’empêche que l’idée de se trouver associé à ce débris d’homme l’ennuyait. Cela sonnait comme un mauvais numéro de music-hall : le curé et le cul-de-jatte ! Il redoutait le moment où on l’interrogerait sur cet infirme qu’il ne connaissait pas et où il devrait s’expliquer sur un acoquinement qu’on ne manquerait pas de présumer.
Il s’assit au bureau qui était là, comme on se met au travail. Sans feuille ni plume, face à rien, mais prêt à un inventaire de l’étrange soirée qui l’avait amené ici.
« Je suis innocent » fut la première phrase qui lui vint à l’esprit. La peur du policier est un principe que la société enseigne fort jeune à ses enfants. La descente du fourgon, tenu au bras par un homme en uniforme, le choc viscéral en passant devant la cage aux clochards et puis cet enfermement dans l’ignorance de ce que l’on ferait de lui au matin. Il aurait pu fuir, tout à l’heure, mais maintenant qu’il était à ce bureau, il lui fallait bien se résoudre à réfléchir.
Qu’avait-il fait de mal ? Que pouvait-on lui reprocher ? Et même, de quel droit l’avait-on amené ici ? Il n’était qu’un témoin et certainement pas un accusé. Demain, il répondrait simplement aux questions qu’on lui poserait, sans mentir, sans rien omettre. Et puis, il rentrerait se reposer, chez lui. À l’Hôtel-Dieu, ils pourraient bien se passer de saint Joseph pendant une matinée.
Voyant ainsi se dérouler son emploi du temps, il retrouva son calme et put pousser sa réflexion un cran plus loin. Sans y penser, seul à sa table de travail, il commença à articuler les mots qu’il utiliserait le lendemain, comme on répète un rôle, en remuant les lèvres.
« Quand je suis arrivé rue Galvani, il était plus de dix heures. Le cocher pourra le confirmer. La concierge aussi. C’est cette brave madame Daubert qui m’a guidé jusqu’au cinquième étage.
— Et que veniez-vous faire dans cet immeuble ? »
La question était si naturelle qu’elle lui était venue spontanément.
Et que répondre à cela ?
« J’étais à la recherche d’un petit garçon décédé il y a deux semaines que des démons avaient capturé et séquestré dans cet appartement. »
Il eut un frisson, une gifle d’angoisse, par l’intérieur. Il lui faudrait mentir, c’était l’évidence. Un faux témoignage, un péché. Il n’avait pas le choix. Personne, et surtout pas un policier, n’était prêt à entendre sa vérité.
« En fait, je suivais Éloïs Bienvenüe qui est fonctionnaire au ministère. C’est le frère de… »
Il hésita.
« C’est un ami. Il m’avait proposé de le suivre dans cette mission dont j’ignorais tout. Juste pour me distraire. »
Cela sonnait mieux, alors Joseph adopta cette version. Une fois admis le principe du mensonge, la réalité des faits coulait plus facilement.
« Éloïs m’a demandé de rester derrière lui pendant l’intervention. Alors je suis resté sur le balcon sans bouger, comme il m’avait dit. »
Le rôle de l’innocent qui obéit à l’autorité était bien plus confortable. Joseph s’y sentit à l’aise et continua.
« Il y avait un groupe de truands dans l’appartement. Éloïs est entré pour les appréhender. Il a lancé les sommations d’usage en les menaçant avec son arme de service. Mais l’un des individus s’est jeté sur lui et… »
Et quoi ? Et ils ont disparu dans un nuage de fumée ? Et ils se sont métamorphosés en un athlète au torse nu et à l’œil peu commode ? Jamais un commissaire ne le relâcherait après de telles explications. Il le garderait pour l’interroger plus avant, il le confronterait à d’autres témoins, à d’autres indices.
La vérité prit un nouvel aiguillage.
« L’individu, un athlète puissant, réussit à ceinturer le pauvre Éloïs. Une jeune fille qui semblait diriger le groupe s’empara de son arme et le menaça. Couché sur le balcon, je préférai ne pas intervenir. J’étais complètement dépassé par la tournure de l’affaire, vous comprenez bien.
« C’est à ce moment qu’est arrivée la fourgonnette de la police. La sirène a semé la panique chez les voyous qui ont fui par l’escalier, emmenant Éloïs sous mes yeux impuissants.
— Mes hommes ne m’ont signalé qu’une femme accompagnée d’un individu en robe et d’un autre à moitié nu. Votre ami Éloïs ne correspond à aucun de ces signalements, n’est-ce pas ? Vous êtes certain qu’il est sorti avec les autres ? »
C’est sûr. Le commissaire pouvait lui répondre cela. Et dans ce cas, c’était sa parole contre celle d’un policier. Qui était le plus assermenté, un curé ou un policier ? Ou trois policiers ?
Ça ne tenait pas debout. Ou alors, il pouvait dire qu’il n’avait rien vu, rien du tout ; qu’il était resté sur le balcon, roulé en boule, sujet au vertige.
Cela commençait à faire beaucoup de mensonges. Trop sans doute. Plus il s’éloigne de la vérité, plus le mensonge est difficile, c’est bien connu.
La fatigue lui tomba dessus d’un seul coup. Déjà à l’Hôtel-Dieu, il était épuisé. Et combien de temps s’était écoulé ? Quatre, cinq heures peut-être.
Tant pis. Il verrait bien demain. Avec le commissaire en face de lui, il trouverait les mots. On n’enferme pas quelqu’un qui n’a rien fait. Dans le fond, il n’avait pas à se justifier. De quoi l’accuserait-on ? Pas d’accusation, pas de défense.
Éloïs Bienvenüe, officier d’État en mission pour le ministère de l’intérieur, a disparu.
Il fallait bien reconnaître que cela pouvait être grave. La république en avait guillotiné pour moins que ça. Et si Éloïs était mort ? Et si on ne le retrouvait jamais ? Ce qui revenait au même.
Joseph dut se lever et marcher un peu. Par hasard, ou par force, il se dirigea vers la porte et tourna la poignée d’un coup sec, comme pour la prendre par surprise. Si seulement elle avait été ouverte, il aurait pu fuir, rentrer chez lui, effacer tout cela, retrouver sa vie, la morgue, l’évêque, Lucille…
Lucille. Il frappa. Un grand coup de pied d’abord, puis son front qui cogna le panneau de bois à s’en étourdir. Il resta là, la tête appuyée contre la porte.
Savait-elle qu’Éloïs était venu le retrouver à la morgue ? Et puis, même si elle ne savait pas, cela finirait par transpirer. Le cocher les avait vus ensemble, la concierge et la quasi-totalité des locataires de l’immeuble. Que dirait-il ? Il pouvait mentir à la police, mais à Lucille ?
La vérité, c’est qu’Éloïs l’avait suivi et que lui il n’avait pas réussi à l’en dissuader et l’avait amené jusqu’à cet appartement où il avait disparu.
Il se souvint du marchand de patates et du défi idiot qu’il lui avait lancé. Alors, il aimait Lucille ? Il l’épouserait ? Après ce qui s’était passé ce soir ? Il sentait les tissus de sa gorge se gonfler comme des éponges. Il souffla et souffla encore, de plus en plus fort, pour chasser de ses poumons cet air empoisonné, du poison des illusions perdues.
Il retourna au bureau et entreprit de tourner autour, sans plus s’arrêter. Il imaginait Fulgence Bienvenüe endeuillé, tenant sa fille par le bras, venant le sortir de ce commissariat, la mine grave. Le Père Métro que le pays adulait, celui-là même qui cet après-midi encore discutait avec la présidente, cet homme qui l’avait accueilli dans sa famille, qui payait sa chambre et ses repas. Joseph était-il le coucou qui lui avait tué son fils ?
Non. Éloïs n’était pas mort ! Et il allait le retrouver, maintenant ! Il le ramènerait, lui-même, et toute cette affaire ne serait plus qu’un sale souvenir. Éloïs rentrerait chez lui avant qu’on s’inquiète. Tout de suite !
Joseph se précipita sur la porte. Il frapperait jusqu’à ce que l’on vienne. Puis il expliquerait n’importe quoi jusqu’à ce qu’on le laisse sortir. Il ne pouvait plus rester ici.
« Joseph ? »
Alors qu’il passait devant le canapé, Raymond s’était réveillé.
« C’est toi, Joseph ?
— Vous me connaissez ?
— Ben oui. C’est moi, Raymond ! »
Joseph oublia la porte un instant. Le vieux n’avait pas vraiment l’œil vif mais sa voix, à défaut de son esprit, semblait avoir retrouvé un certain aplomb.
« Aide-moi, fiston, je suis mal mis ! »
Il se tortillait comme un lombric au milieu d’un chemin, plus pour montrer à Joseph qu’il avait besoin d’aide que pour tenter un réel mouvement. Joseph l’attrapa sous les bras, ne sachant pas comment s’y prendre. D’habitude, il laissait les sœurs s’occuper des malades ou des corps. Il essaya de faire comme il les avait vues. Malgré quelques ahanements saugrenus, il parvint à le caler dans le coin de l’accoudoir à peu près dignement.
« Assieds-toi donc, il y a une place libre maintenant. »
Prenant son temps pour s’installer, Joseph cherchait d’où il pouvait connaître cet homme. Vu son état, il l’avait peut-être rencontré à l’hôpital. C’est amusant comme les gens pensent que, parce qu’ils vous connaissent, vous les connaissez forcément en retour. Il avait déjà vécu cette situation et ne se sentait pas à l’aise dans la comédie qui s’ensuivait fatalement. Être aimable sans savoir, tutoyer, sourire, mentir un peu. L’évêque Grabeuf l’avait prévenu, la célébrité est quelque chose qui se régit.
« Comment ça va, Raymond ?
— Moyen. J’ai un charpentier dans la tête.
— Tu devrais arrêter de boire.
— Ouais. Tu me le dis toujours. Mais c’est toi qui as raison. »
Et le voilà qui discutait comme au salon de thé, à la nuit noire, avec un estropié visiblement heureux de le voir. Raymond avait les cheveux gras et il puait la vomissure. Et Joseph qui tout à l’heure redoutait qu’on l’assimile à ce compagnon de cellule, il était bien mal parti ! Mais l’homme avait le sourire aimable et sincère. Autant parler.
« Dis-moi, Raymond, tu peux me rappeler où nous nous sommes vus la dernière fois ? Il m’est arrivé tellement de choses ces temps-ci que je m’y perds un peu. »
Mais Raymond n’avait pas écouté. Comme à travers un brouillard qui recule, il semblait découvrir la pièce centimètre par centimètre.
« On est où, là ? Encore au trou ?
— Nous sommes au commissariat du XVIIe arrondissement. Nous y avons été emmenés par la police. Tu te souviens ? »
Raymond se mit à rire de ses dents brunes de chiqueur de tabac, un rire qu’il laissa s’abîmer en toux rauque.
« Sacré Joseph ! C’est un plaisir, la taule avec toi ! Voilà qu’on se retrouve encore un coup dans les appartements de luxe !
— Je ne comprends pas.
— Note, la cellule avec les putes, ça a son charme aussi ! »
Il rit encore, puis il toussa, puis tout se mélangea dans une étrange convulsion qui faillit le faire verser de côté. Joseph le rattrapa par le bras et le recolla dans le coin.
« Tu as déjà été enfermé ici, c’est ça ?
— Oui, c’est ça, fais comme si tu te souvenais plus ! »
Il lui envoya un clin d’œil.
« T’as pas envie que ça se sache, hein ? Un curé, ça finit pas ses soirées chez la volaille. Et encore moins avec un clodo dans mon genre !
— Ne dis pas ça, Raymond. C’est juste que j’espère sortir d’ici rapidement.
— Et c’était pourquoi la dernière fois ? Voilà que je me souviens plus non plus !
— La dernière fois, Raymond, ça devait être quelqu’un d’autre. Moi, je n’ai jamais été enfermé ici ni même dans aucun autre commissariat d’ailleurs. Et j’espère bien ne plus jamais me retrouver dans une telle situation.
— Allons, allons. Alors toi aussi t’as le cigare qui déraille ? En plus, la dernière fois, je suis pas près de l’oublier. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Tu te souviens ? Le poulet, il avait ouvert la porte, et toi, tu l’avais poussé d’un coup. Il s’était bien ramassé ! Et le temps qu’il se remette sur ses quilles, t’étais déjà au bout du couloir ! Tu remontais tes jupes pour mieux courir, on aurait dit une pucelle devant son oncle ! Tu parles si j’ai pas oublié ! »
En fait, alors qu’il passait ses journées à l’hôpital, Joseph se dit qu’il connaissait bien mal les malades. Le charabia de Raymond tenait de la pathologie. Une infirmière aurait su s’y retrouver. Lui, c’étaient surtout les morts qu’il côtoyait. D’ailleurs, pourquoi n’avait-il jamais discuté avec une âme d’ivrogne ? Il ne s’était jamais posé la question. Les effets de l’absinthe ne passaient-ils pas la barrière de la mort ? Et l’alcool, ainsi, ne serait pas un poison de l’âme mais seulement du corps ? Il fallait qu’il note cela quelque part, cela ressemblait à une belle découverte qu’il devrait approfondir.
Toujours est-il qu’il avait à côté de lui un beau spécimen d’alcoolique, bien vivant, et qu’il ne savait plus comment le prendre. Le brave Raymond le connaissait, c’était évident, mais son esprit était un vrai fourbi, un labyrinthe de fantasmes entremêlés dont sortaient ces histoires abracadabrantes. Il en avait connu des affabulateurs, mais pas comme celui-là. Un cerveau confit à l’absinthe. Et comment poursuivre une conversation normale avec pareil animal ?
« Écoute, Raymond, je vais être honnête avec toi. Je ne me souviens pas de ce que tu me racontes. Tu as un peu bu ce soir et je pense que demain matin tu y verras plus clair. »
Raymond prit un air de chien battu, un ratier galeux qui veut qu’on l’aime comme un caniche de luxe. L’alcool triste, se dit Joseph.
« Alors tu me renies, c’est ça ? Oh, je sais, le Raymond c’est pas l’ami qu’on rêve d’avoir. Mais putain ! Je suis un soldat quand même ! Un héros de la guerre ! Tu devrais être fier de m’avoir à côté de toi ! »
C’était l’occasion de sortir du marécage. Joseph saisit la perche.
« Un soldat ? Je ne savais pas ?
— Je t’ai jamais dit ? Si, je suis sûr. C’est que tu m’as pas écouté, encore un coup. Je suis zouave, moi ! Du troisième régiment ! »
Il cherchait à bomber le torse mais sans jambes pour se redresser, il resta appuyé sur l’arrière, juste un peu plus raide qu’avant.
« Attends, regarde ! »
Il lâcha l’accoudoir du canapé sans prévenir et entreprit de fouiller sa poche en basculant au ralenti. Joseph lui attrapa l’épaule pour l’arrêter mais Raymond ne s’en souciait pas. Seuls comptaient cette poche et le trésor qu’elle renfermait. Il en sortit une petite boîte recouverte d’un flocage bleu élimé. Un écrin de pacotille qu’il ouvrit en baissant la tête pour inviter Joseph à faire de même. À l’intérieur, il y avait un petit écusson triangulaire, un blason en fer qui représentait un zouave barbu de profil coiffé de son fez en émail rouge.
« Tu vois ? Il y a écrit 3e Zouaves au-dessus. »
Il ne l’avait pas sorti de sa boîte. Joseph observa un silence recueilli et ne lâcha pas la médaille des yeux pour bien marquer le respect. Raymond avait pris le même air conquérant que le profil de zouave gravé dans le fer.
« Tu sais, dans un pays, il faut des curés pour gagner le paradis, mais il faut aussi des soldats pour se battre contre les ennemis !
— Et tu t’es battu ?
— Qu’est-ce que tu crois ? »
Il lui tendit la petite boîte et s’attrapa les moignons à pleines mains, par-dessus son pantalon agrafé. C’était un geste obscène qui troubla Joseph. Il lui rendit l’écrin pour qu’il arrête.
« Elles sont restées au Tonkin, ces deux-là, dans la boue du fleuve Rouge !
— Au Tonkin ?
— On avait été envoyés pour chasser les Chinois et les Pavillons noirs. Mais tu peux pas te souvenir, t’étais même pas né.
— Je ne savais pas que l’on s’était battu là-bas.
— Et l’Indochine, elle nous vient d’où ? Il a bien fallu que des gars comme moi aillent la chercher !
— Et tes jambes, c’est arrivé comment ?
— Un obus de mortier. Mais tout ça, c’est ce qu’on m’a raconté. Je me souviens plus. Je me suis réveillé au bout d’un an, à ce qu’il paraît.
— Un an ?
— Ouais. Et il y a pas que mes jambes qui sont restées à pourrir dans la boue. Il y a aussi ma vie, ma jeunesse. »
Il resta deux secondes à regarder ailleurs puis il se mit à pleurer. Franchement. Sans chercher à s’arrêter ni à se cacher. De belles larmes de militaire, des larmes d’homme. Peut-être aussi un chagrin de vieux, pensa Joseph, comme il en avait vu des tas. Ce genre de chagrin nostalgique qui nous pend tous au nez. Il pleurait bien droit, une main cramponnée au coussin du canapé, l’autre refermée sur sa boîte au trésor. Peut-être avait-il peur de basculer s’il cherchait à s’essuyer les yeux.
D’ordinaire, Joseph répondait aux hommes qui pleurent par une bonne bourrade virile. Mais avec Raymond, il manquait les cuisses à claquer à la hussarde. Il hésita à l’enlacer puis se contenta de lui secouer mollement l’épaule.
« Ce foutu mortier, il m’a arraché les souvenirs, continua Raymond. Il m’a arraché mon père, ma mère, toute mon enfance. Je ne me souviens de rien d’avant. Je me suis réveillé à l’hôpital, à Paris. Je n’avais plus de vie.
— À l’hôpital ? À l’Hôtel-Dieu, c’est ça ? C’est là que je t’ai connu, non ?
— Dis pas de conneries ! T’étais pas né, je te dis. »
Il avait poussé sur ses bras sans lâcher sa boîte. Il semblait plus grand. Il y avait presque de la colère dans sa voix, de celle d’un vieux qui ne supporte plus les gamins.
« À quel jeu tu joues, Joseph ? Avec David, t’es tout ce qui me reste ici ! Tu m’as tiré des pattes des poulets, tu m’as sauvé la vie, tu m’as offert tout ce que j’ai aujourd’hui ! Fais pas le con, dis-moi que tu te souviens ! T’es pas fou comme Raymond, hein ? »
Joseph resta hébété. Il n’avait rien à répondre à cela. Et puis, il ne voulait plus lui faire de peine. Le pauvre gars !
Il regarda ailleurs. Il avait besoin de se reposer les yeux, l’esprit aussi. Il était si fatigué. Il regarda la petite pièce, le bureau, la fenêtre grillagée. Il se leva.
« Bon. Raymond, je ne sais pas quelle heure il est mais je n’ai plus de temps maintenant. Il faut que je sorte d’ici. Je vais appeler un agent et je vais tout lui expliquer. »
Il avançait déjà vers la porte.
« Alors, tu vas retenter le coup ? lança Raymond dans son dos. Tu crois qu’ils sont assez cons pour se faire avoir deux fois ? Note, un poulet, c’est con ! »
Au moins, Raymond avait retrouvé le sourire. Joseph frappa à la porte. Doucement d’abord, puis plus fort. Bientôt, il ne frappait plus, il cognait, il soulageait ses nerfs trop tendus sur le panneau de bois. À mesure qu’il y ajoutait sa hargne, ses coups l’indignaient lui-même. C’était la nuit, il était dans un commissariat de police, des gens devaient dormir. Mais il frappa encore. Et quand son énergie ne sortit plus assez vite par ses poings, il cria.
« Ouvrez-moi ! C’est important ! Je dois vous parler ! Ouvrez-moi tout de suite ! »
Puis, de derrière la porte, on lui répondit. C’était une voix de fonctionnaire blasé, payé pour faire taire les ivrognes et les vagabonds.
« Oh ! calmez-vous ! Vous allez réveiller tout le monde ! »
Joseph allait mieux. Il se tut en rajustant sa soutane.
« Je suis le prêtre que vous avez arrêté tout à l’heure. S’il vous plaît, ouvrez-moi. J’ai quelque chose de très important à vous dire. »
Un carillon de clés qu’on agite et la porte s’ouvrit. C’était le même agent que dans le fourgon, celui qui lui avait épargné les menottes. Un gros père de famille moustachu, un type en fin de carrière qui ne se fait plus d’illusions.
« Vous avez vu l’heure ? Faut pas réveiller les gens comme ça, mon père. Qu’est-ce qu’il y a ? »
Joseph lui sourit mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait lui dire. Quel idiot ! N’aurait-il pas pu réfléchir pour une fois ? Il suffisait de quelques minutes pour mettre une histoire au point. Mais non, il avait fallu qu’il frappe cette porte tout de suite !
« Excusez-moi, monsieur l’agent, mais c’est important.
— Quoi ?
— Eh bien, je travaille à l’Hôtel-Dieu, vous savez ?
— Peut-être. Et alors ?
— Il y a eu un attentat aujourd’hui, au Bazar de l’Hôtel de Ville. Vous êtes au courant ?
— Oui, on nous a dit.
— J’aide les victimes du mitraillage, des pauvres femmes. Alors, je dois y retourner au plus vite. Mon absence risque d’avoir des conséquences terribles.
— En pleine nuit ? Vous êtes médecin ?
— Non, je suis prêtre, vous voyez bien. Je m’occupe des morts.
— Des morts ?
— Oui, je suis le Saint-Joseph-des-Morts dont tout le monde parle, vous me reconnaissez ? »
C’était la première fois qu’il utilisait lui-même cette appellation d’opérette. Quel orgueil ! Il le sentit tout de suite en le prononçant. Le mot lui salissait les lèvres, comme un juron, un péché dégoûtant de fatuité. Mais il avait ouvert les vannes et se laissa entraîner.
« Vous avez lu les journaux ? Ils racontent mon histoire.
— Non, je connais pas.
— Je suis séminariste dans le diocèse de monseigneur Grabeuf, l’évêque de Notre-Dame.
— Vous savez, moi, la religion, je connais pas bien.
— C’est un ami du commissaire. »
À quoi il en était arrivé ! Il sentait le sourire de Raymond dans son dos, sa fierté de soldat qui devait bien se moquer de toute cette bassesse.
« Je ne veux pas vous intimider, ajouta-t-il. Je veux juste que vous me fassiez confiance. Regardez-moi, je ne suis pas ivre. Et puis, je suis un homme d’Église. Je comprends que vous ayez besoin de mon témoignage, alors voici ce que je vous propose. Vous me laissez rentrer à l’hôpital où tout le monde m’attend, et je vous promets que je reviens demain à l’heure que vous m’indiquerez. Vous avez mon nom, vous avez mon adresse. Je ne vous ferai pas faux bond.
— Vous m’embêtez, monsieur le curé. Comprenez-moi aussi. Moi, je voudrais bien vous rendre service, mais c’est que je n’ai pas le droit de vous laisser partir. »
C’était un brave type. On ne mettait pas au poste de nuit les plus gradés ni les plus dégourdis. Il suffisait peut-être de lui montrer qu’on pouvait contourner le règlement, juste un peu, sans franchement le transgresser, et il ne résisterait pas.
« Monsieur l’agent, je vous propose de vous signer une décharge, quelque chose d’officiel, qui m’engage. Je vous écris noir sur blanc que je reviendrai à l’heure que vous voudrez. Vous pourrez montrer ce document à vos supérieurs quand ils arriveront. Je ne suis pas un criminel, que je sache, je ne vais pas m’enfuir à l’étranger. »
Il se força à rire mais il était trop fatigué ou trop tendu pour que cela sonne juste. Il n’insista pas.
Le gardien fouilla sa poche pour en sortir une feuille, qu’il déplia.
« Non, vous ne comprenez pas. Regardez plutôt. »
Il plissait les yeux en suivant du doigt une belle écriture administrative de lettres bleues.
« Sterbing, Joseph. C’est vous ?
— Oui.
— Et Loneux, Raymond. C’est votre ami ?
— C’est moi, grogna Raymond.
— C’est l’homme que vous avez enfermé avec moi tout à l’heure, précisa Joseph.
— C’est bien ce que je dis, continua le gardien. Vous êtes tous les deux fichés aux Affaires implexes. Alors vous pensez bien que je peux pas vous laisser partir.
— Aux quoi ?
— Aux Affaires implexes.
— Je ne sais même pas ce que c’est.
— Allons. Ça vient de la place Beauvau. Si on ramasse en infraction un gars qui est sur la liste, on le garde au chaud et on l’amène au ministère dès l’ouverture des bureaux. Alors, vous pensez bien, quand on en ramasse deux d’un coup ! Je dis pas ça pour vous froisser ! C’est juste que c’est pas un modeste agent comme moi qui va désobéir à une circulaire du ministre. C’est un coup à perdre son poste, pas vrai ? »
Les Affaires implexes. Quand on découvre un nouveau mot, on se met à l’entendre partout. D’habitude, Joseph s’en amusait mais ces mots-là, aujourd’hui, le collaient comme un mauvais sort. C’était le titre ronflant que s’était donné Éloïs et dont il s’était moqué devant Lucille. Peut-être était-ce pour cela qu’il figurait sur cette liste, parce qu’il était un proche d’Éloïs. Mais alors, Raymond, que venait-il faire là-dedans ? Pourquoi son nom à côté du sien ?
« Je peux voir ? » demanda-t-il en avançant la main vers le papier à en-tête du ministère.
L’agent recula d’un petit bond, écartant le document loin dans son dos et posant son autre main sur la hanche par-dessus son arme de service qui devait dormir sous une épaisseur de toile de veste et une autre du cuir de son étui.
Joseph avait laissé sa main tendue, les deux doigts en pince à l’endroit où se tenait la feuille. Il était médusé. Il venait de basculer dans le monde des proscrits, des gens qu’on recherche, des gens qu’il faut craindre. Un brave homme devant lui cherchait la protection de son arme. Il repensa à son clerc de notaire. Au moins lui, il savait pourquoi on l’avait enfermé. Mais Joseph, qu’avait-il donc fait ?
« Vas-y, Joseph ! » C’était Raymond, derrière. Il ne manquait plus que lui, son nouvel ami le soûlard, le symbole de sa déchéance.
Non, c’était impossible, ce n’était pas sa vie, il fallait qu’il regagne le rivage, qu’il lutte contre le courant.
Alors, il poussa le gros policier de toutes ses forces. Trop fort sans doute. L’homme bascula sans résister. Ce que Joseph avait pris pour la stature d’un homme d’armes n’était que la panse d’un buveur de bière. Sa tête claqua sur le carrelage avec un sale bruit. Joseph voulut hésiter mais tout son corps était déjà lancé, dans le couloir, ce couloir qui l’emmenait loin d’ici.
« Lucille, pensa-t-il. Je vais te ramener ton frère. Je te le jure ! »
Et il courut. Comme jamais. Sans regarder par les portes, sans entendre les cris.
Et pour courir encore plus vite, il releva cette soutane qui entravait ses jambes.
Comme une pucelle devant son oncle, pensa Raymond dans son dos.